Prévert - Rambaud - Kowalski - Jean de La Fontaine
LE CANCRE
Il dit non avec la tête
Mais il dit oui avec le cœur
Il dit oui à ce qu’il aime
Il dit non au professeur
Il est debout
On le questionne
Et tous les problèmes sont posés
Soudain le fou rire le prend
Et il efface tout
Les chiffres et les mots
Les dates et les noms
Les phrases et les pièges
Et malgré les menaces du maître
Sous les huées des enfants prodiges
Avec des craies de toutes les couleurs
Sur le tableau noir du malheur
Il dessine le visage du bonheur.
Jacques Prévert
GOULAG
66 millions de morts,
C’est Soljenitsyne qui le dit et son témoignage est vrai
Il est revenu vivant de l’archipel des morts,
Des forêts de barbelés
Et des plages où meurt tout ce qui bouge.
Son témoignage est vrai ;
Sa voix se lève sur les îles du silence.
Le fleuve de sa voix est fait de 66 millions de ruisseaux ;
Il y coule 330 millions de litres de sang…
Un lac de 300mètres de long,
100 mètres de large
Et profond de 10 mètres.
Quelle arche sans colombe,
Quelle barque fantôme
Risqueraient un sillage
Sur ces vagues coagulées ?
Quel barrage de paroles pour arrêter ce flot ?
Les digues du mensonge s’effondrent
Quand libre se lève la vois d’un homme.
Il n’est pas de filet pour contenir le vent.
C’est Soljenitsyne qui le dit :
66 millions de morts,
Tous ces yeux qui se ferment,
66 millions de regard
Sombrant avec, en fond de cale,
Encore vivante
L’image d’un jardin, d’une rue, d’un visage.
Son témoignage est vrai.
C’est le plus grand holocauste à la plus monstrueuse idole,
Plus que la peste noire
A travers des villes désertes et campagnes à l’abandon
Parcourues par les loups.
Il fallait bien que se lève une voix
Sur les îles du silence,
Que se lève un regard sur les îles de la nuit.
66 millions d’hommes, de femmes, d’enfants
Morts de fatigue,
Morts de faim,
Morts de froid,
Morts de coups,
Morts au couteau,
Morts au fusil,
Nuque ensanglantée de la rose éternelle
Toujours prête à fleurir sur l’humble chair des hommes.
Comment imaginer 66 millions de morts ?
Si ces corps relevés se tenaient la main,
La chaîne de leurs croix tracerait un calvaire
S’enroulant trois fois autour de la terre.
Son témoignage est vrai ;
Il n’a survécu que pour le dire ;
66 millions de bouches crient entre ses lèvres.
Si on dressait ces morts comme de jeunes arbres,
La forêt de ces corps
Couvrirait 40.000 hectares.
Qui s’y risquerait, même en plein jour,
Quel vent,
Quel oiseau ?
Il est revenu vivant de l’archipel des morts ;
Son témoignage est vrai.
66 millions de cœurs s’arrêtant
L’on investit de leur silence,
L’on chargé de tout dire.
Si tous ces morts levés défilaient en silence
L’un derrière l’autre,
D’un pas de longue marche,
Leur cortège, nuit et jour,
Durerait quatre ans.
Imaginez pendant quatre ans
Ce lent piétinement à votre porte
Et rythmant nuit et jour votre vie.
Et le temps de me lire,
Un peu de poussière d’homme a glissé dans la nuit.
Tous les morts sont de paille brûlent vite,
Ne laissant rien qu’un peu de suie.
Soljenitsyne parle derrière nos bruits ;
Il n’y a qu’une voix d’homme pour couvrir la clameur,
Rien qu’une voix humaine pour vous faire silence,
Le temps d’une lueur
Dont dépend votre vie :
Vous ne valez qu’un arbre dans la forêt des ombres,
Une poignée d’instants au défilé des morts
Et cinq litres de sang dans la boue rouge de l’étang…
Charles Rambaud
C'est cette puissance sans failles en elle en lui qui me séduit…. Une force supérieure à celles de ceux qui font parce qu'ils doivent faire. Une force aussi brutale que polie, parce qu'à la civilisée, ils, elles ont plutôt bien réussi. Mais parfois, je sens sous leur peau la rage, la colère, la haine même, le rejet, la violence, la révolte, le grondement du refus et de la rébellion, voire le dégoût, la lassitude, l'épuisement d'après la lutte vaine.
Et tout cela est soigneusement, minutieusement, tapi sous leurs vieux tapis. Comme l’on balance au-dessous de la poussière pour s'en débarrasser, la cacher, la faire oublier, l'annihiler…
Il y a aussi, ancrée à leur puissance, cette non-limite, cette espèce de vaste possible qu'ils, elles baladent avec nonchalance et élégance depuis des ans en tout plein de gens. La puissance des vers et l'absence de limites textuelles, ces deux expressions que j'ai toujours versées aux sources naissantes des ruisseaux, puis jetées à la couleur transparente des torrents tumultueux.
Auteur(e) inconnu(e)
LE PREDECESSEUR
Celui-là qui avait ouvert sa gorge personnelle avec maladresse, il fallut le soigner, réussir une opération délicate, lui offrir un liquide roboratif et le passer par des armes dont le mécanisme nous fut enseigné.
Quand donc cesserez-vous bouche mousseuse, de palpiter vainement ; quand cesserez-vous ce râle de colombe, ô lèvres vives ; et vous, pelage humain, qu’une sueur d’agonie faisait luire, vous, prédécesseurs, assistez-nous au moment qu’en nous grognera la même tempête
FLAMMES
Le palais du songe, nous l’avions illuminé avant d’en refermer la porte et de partir. Jadis nous nous étions perdus ; près d’une crique s’élevait une sombre bâtisse où nous entrâmes afin d’y passer la nuit. Nous nous éveillâmes un jour et sans doute le temps avait-il passé car il pesait sur nos épaules un étrange poids, comme d’une tristesse, comme d’un plus grand âge ; mais nous étions éveillés et quelque chose en nous luisait que nous ignorions auparavant ; quelque chose brûlait que nous en nommions point ; c’est de cette époque sans doute que nous ne pouvons plus vraiment fermer les yeux.
Roger Kowalski
LE LIVRE
Le LIVRE s'ouvre sur un poème testament : DEMAIN...
Le vent du lendemain lèvera les ombres ;
Tu souviendras-tu des aubes s'illuminant au film de tes nuits ;
Pour le jour à ne pas baisser ta garde,
A t'efforcer de ne pas défaillir
Lorsque tu tentes de pénétrer dans l'aiguille par la pointe ;
A tourner autour de ces baraques de cendres et de feux ;
Après que la cause n'eut laissé que meurtrissures,
Que les devises de la grande pute républicaine,
Royalties en servitudes clandestines, furent défigurées ;
Abasourdies par les symboles d'un dieu mort-né,
A ne pas condamner la porte à paumelles rouillées
Où le temps n'est que reflet des hurlements lugubres ;
A mon chevet, sous mes feuilles, gardez un visage humain
Illuminons un lieu d’un langage aux reflets des étoiles
Sur la mer, aux vagues de son lit, pareilles aux songes
M.A
CONTRE CEUX QUI ONT LE GOÛT DIFFICILE
Quand j’aurais en naissant reçu de Galliope
Les dons qu’à ses amants cette muse a promis,
Je les consacrerais aux mensonges d’Esiope :
Le mensonge et les vers de tout temps sont amis.
Mais je ne me crois pas si chéri du Parnasse
Que de savoir orner toutes ces fictions.
On peut donner du lustre à leurs inventions :
On le peut, je l’essai ; un plus savant le fasse.
Cependant jusqu’ici d’un langage nouveau
J’ai fait parler le Loup et répondre l’Agneau :
J’ai passé plus avant ; les arbres et les plantes
Sont devenus chez moi créatures parlantes
Qui ne prendrait ceci pour un enchantement ?
‘’Vraiment me diront nos critiques,
Vous parlez magnifiquement
De cinq ou six contes d’enfant.
- Censeurs, en voulez-vous qui soient plus authentiques
Et d’un style plus haut ? En voici : ‘’Les Troyens,
Après dix ans de guerre autour de leurs murailles,
Avaient lassé les Grecs, qui, par mille moyens,
Par mille assauts, par cent batailles,
N’avaient pu mettre à bout cette fière cité ;
Quand un cheval de bois par Minerve inventé,
D’un rare et nouvel artifice,
Dans ses énormes flancs reçut le sage Ulysse,
Le vaillant Diomède, Ajax l’impétueux,
Que ce colosse monstrueux,
Avec leurs escadrons devait porter dans Troie,
Livrant à leur fureur ses dieux mêmes en proie :
Stratagème inouï, qui des fabricateurs
Paya la constance et la peine.’’
- C’est assez, me dira quelqu’un de nos auteurs ;
La période est longue, il faut reprendre haleine ;
Et puis votre cheval de bois,
Vos héros et leurs phalanges,
Ce sont des contes plus étranges
Qu’un renard qui cajole un corbeau sur sa voix :
De plus, il vous sied mal d’écrire en si haut style.
- Eh bien ! Baissons d’un ton. ‘’La jalouse Amarylle
Songeait à son Alcippe, et croyait de ses soins
N’avoir que ses moutons et son chien pour témoins.
Tircis, qui l’aperçut, se glissa entre des saules ;
Il entend la bergère adressant ces paroles
Au doux zéphir, et le priant
De les porter à son amant…’’
- Je vous arrête à cette rime,
Dira mon censeur à l’instant :
Je ne la tiens pas légitime,
Ni d’une assez grande vertu :
Remettez, pour le mieux ces deux vers à la fonte.
- Maudit censeur ! Te tairas-tu ?
Ne saurais-je achever mon conte ?
C’est un dessein très dangereux
Que d’entreprendre de te plaire. ‘’
Les délicats sont malheureux :
Rien de saurait les satisfaire.
Jean de La Fontaine
Date de dernière mise à jour : 27/05/2020
Ajouter un commentaire